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Pour cette édition, l’accent sera mis sur l’abstraction des années 50-80 autour du geste, de l’écriture et de la matière, regroupés sous le vocable d’art informel.
Nous confronterons deux grands artistes : Hans Hartung (1904-1989) et Jean Degottex (1918-1988).
Rencontre de deux écritures
Est-il un espace plus propice que celui de l’exposition pour se faire croiser des expériences qui ne se vivent que dans l’atelier, les ateliers ? On ne suggère ni n’évoque ici ces confrontations qui attirent les foules dans les musées nantis, du type Caravage/Rembrandt ou Francis Bacon/Bruce Nauman, propres à nourrir l’avidité du grand public, mais des confrontations intimes propres à faire avancer l’histoire de l’art et celle des idées.
On peut supposer qu’accrocher Hans Hartung et Jean Degottex dans un même espace appartient à la seconde catégorie : en effet, on les imagine participant nécessairement du même mouvement (à tous les sens du terme) et préoccupés d’une même vision de l’art.Pourtant, il suffit de balayer du regard des œuvres presque choisies au hasard (presque, seulement) dans le corpus immense de chacun d’eux pour que non seulement des différences apparaissent, mais pour que tous les sépare sans cesser d’invoquer l’étrange familiarité de ce qu’on n’arrive pas à déterminer clairement.
Chez Hans Hartung, il y a dès ses débuts une plénitude de l’intervention graphique ou picturale dans toute l’ampleur du support, qu’il soit de toile ou de papier. Rarement, la composition est menacée par la marge ou soumise à celle-ci.
Les blancs ou les réserves se dispersent harmonieusement dans la composition en un équilibre élégant et instantané. Même le trait et la touche ne sont jamais antagonistes mais aptes à s’unir de la façon la plus intime et la plus efficace. Si bien que l’on hésite à qualifier le résultat de peinture ou de dessin. Il ne faut pas hésiter une seule seconde, ce sont les deux en même temps.
Cela en est même la marque rémanente de l’activité d’Hartung : la spontanéité acquise par la pratique invente un entre-deux technique entretenu par l’invention gestuelle et matiérique. Et par la perpétuelle inventivité des moyens et des pratiques techniques.
On identifie sur les photographies d’atelier de Hans Hartung en train de peindre, les outils les plus improbables, allant du balai au grattoir, du pineau multiple au racloir et de la branche morte à la machine à sulfatage. Car Hartung peint avec la réalité une image éclatée de la réalité. On s’en convaincra en examinant les nombreuses photos qu’il prend au cours de sa vie. Qu’il s’agisse de cheminées, d’herbes mortes, de branches en hiver, de traces dans le goudron ou dans la neige, de flaques d’eau réfléchissant l’entourage, ce son déjà des visions propres à passer directement dans l’œuvre de l’artiste.
« Devant la surface blanche, me vient le désir d’une certaine tache, d’une certaine couleur, ou d’un trait. Ce que j’aime, c’est agir sur la toile. Les premiers signes plastiques en entraînent d’autres.Les couleurs mènent à des graphismes, lesquels à leur tour suggèrent des taches, dont le rôle peut être (compte tenu de leur expression propre) aussi d’accompagner, de contrecarrer que de stabiliser. En tout cas, j’agis au départ en pleine liberté. C’est mon moment préféré » (1). Une pratique vivante et pragmatique, toujours recommencée ? Pourtant, Hartung ne donne aucun titre à ses peintures, il se contente de les dater et de les numéroter, faisant précéder cette énumération de la lettre P ou T. Pas de mot pour dire le ressenti extrême de cet art de l’instant. À n’en pas douter, l’expérience de la peinture en mouvement et en devenir autant que l’expérience de la vie.
En ce qui concerne Jean Degottex, l’origine de son travail plonge ses racines les plus actives dans l’écriture automatique de l’expérience surréaliste. C’est d’ailleurs un texte d’André Breton, « L’épée dans les nuages » (2) qui présente l’exposition de l’artiste dans la galerie de l’Etoile scellée, en 1955.
Mais cette écriture automatique va s’enrichir très vite de nombreuses dérivations et transformations, passant par la calligraphie, le signe (qu’il appellera à son plus haut point d’affirmation, Métasigne), l’idéogramme et de nombreuses autres manifestations puisant dans l’art et les civilisations orientales. Le signe s’étale souvent seul et de haut en bas sur des très grands formats.
Et surtout le travail de Jean Degottex est devenu monochrome, refusant la multiplicité colorée, se nourrissant essentiellement du blanc du noir et du rouge, parfois du rose. Mais c’est le noir, du fond ou du signe, qui s’impose : « J’ai toujours remarqué que la sensation d’être dans le tableau est surtout déterminée par une démesure dans le sens de la hauteur, par un dépassement dans le sens vertical (la sensation d’absorption est accrue et devient totale si le tableau posé verticalement est recouvert de noir, et plus on approche du tableau et plus le noir est sans limite). (3)».
Le geste n’est pas la résultante d’un imaginaire : il se veut en lien avec une écriture plastique qui est à la fois art et signe sémantique. Comme en Orient, la vitesse joue, résultat de la concentration de la pensée dans le geste. Comme en écho, les titres donnés aux œuvres vont évoquer le Japon (« Aware »), faire jeux de mots et de sens (« Trait-fond », « Papier plein »), ou sa vision de l’espace et du temps (« Horsphère »).
S’impose aussi la matière du support qui va absorber l’écriture
abstraite par des moyens détournés. Sillons, déchirures, lacérations, rainures, arrachages, décollements, épaisseurs, la plupart du temps blanc sur blanc. Traces infimes ou surlignées qui créent une ondulation du support, ainsi que des traces d’accidents parfois
seulement visibles selon l’orientation de la lumière.
Durant l’accomplissement de ce long parcours, c’est le vide qui s’impose à la forme, l’énigme du sens et du blanc qui instaure sa logique, le silence qui tisse le substrat où se perd et se pense le regard. Apprentissage de la réflexion de soi et sur soi ? Sans doute l’expérience du mot et de l’écriture en action autant que l’expérience de la pensée.
À paralléliser ces deux existences en art, parsemées de milliers d’œuvres et de chef d’œuvres, on se prend à penser aux innombrables propositions graphiques et picturales qui ont été ainsi tirées du néant par de fortes volontés de vivre sa vie en peinture.
Des moyens souvent similaires, souvent équidistants ou analogues, des pratiques savamment entretenues et renouvelées, toujours réinterrogées, des vies tendues vers un seul but, c‘est ce qui se lit dans ces deux parcours confrontés. Mais on peut y discerner encore des positions tranchées envers la réalité du monde de l’art et du monde en général, deux visions philosophiques menées à leur terme à travers un sentiment lyrique de l’expression, une pensée courageuse promue au rang de vision globale, une volonté sans concessions de produire avec continuité et générosité, l’élaboration pas à pas de configurations plastiques que l’histoire de l’art a déjà retenues.Et en tirer la leçon de ces œuvres si dissemblables et si familières : un même geste en art, une même direction, un même medium, mais nourris de références diverses, de visions géographiques culturelles circonstanciées, d’un équilibrage délicat entre conception du passé et projection vers le futur ne peut qu’engendrer, non pas des clones mais des résultats divers, inattendus, originaux et spécifiques.
« – Georges Charbonnier : Tout cela, le peintre le met dans sa peinture ?
– Hans Hartung : Il ne peut rien mettre d’autre. (4) »
François Bazzoli
Février 2018